Léopold von Sacher-Masoch, aux origines du sadomasochisme

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06NOV. 2020

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Léopold von Sacher-Masoch, aux origines du sadomasochisme

06 NOVEMBRE . 2020

Écrit par Elsa Cau

Il a donné son nom à la principale perversion sexuelle, qui prend forme dans son chef-d’œuvre La Vénus à la Fourrure. Mais qui était Léopold von Sacher-Masoch (1836-1895) ? Plongée dans l’univers érotique de l’écrivain et ses origines, où douleur, humiliation et volupté sont reines du plaisir.

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Charlotte Rampling photographiée par Helmut Newton en 1977, DR

Le fantasme précurseur : tante Zénobie et la nourrice Handscha, figures d’autorité maternelle

« Comment ! Tu étais caché ? Tiens, voilà qui t’apprendra à faire l’espion !

Je m’efforçais en vain d’expliquer ma présence et me justifier : en un clin d’œil elle m’eut étendu sur le tapis ; puis, me tenant par les cheveux de la main gauche, et posant un genou sur les épaules, elle se mit à me fouetter vigoureusement. Je serrais les dents de toutes mes forces ; malgré tout, les larmes me montèrent aux yeux. Mais il faut bien le reconnaître, tout en me tordant sous les coups cruels de la belle femme, j’éprouvais une sorte de jouissance. Sans doute son mari avait éprouvé plus d’une fois de semblables sensations, car bientôt il monta dans sa chambre, non comme un mari vengeur, mais comme un humble esclave ; et c’est lui qui se jeta aux genoux de la femme perfide lui demandant pardon, tandis qu’elle le repoussait du pied. »

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Leopold von Sacher-Masoch avec Fannie, l’une de ses maîtresses, DR.

Tout est là. Les premiers émois prennent place dans la tendre enfance du petit Léopold von Sacher-Masoch, issu d’une famille aristocratique de Galicie, petite province de l’Empire Autrichien, qui plus tard donnerait son nom au sadomasochisme.

La tante Zénobie, qui lui administre cette cruelle mais délicieuse correction pour l’avoir surpris en plein acte de voyeurisme alors qu’elle trompait son mari, devient la révélation de la femme idéale de l’écrivain. Avant elle, la nourrice du petit garçon, Handscha, en dessine les prémices : Handscha la slave, froide mère de substitution qu’il compare à la Madone à la chaise de Raphaël, robuste et impartiale, son allure « presque majestueuse de blonde Junon épanouie » dans ses fameuses bottes de maroquin rouge -qu’on retrouvera tout au long de l’œuvre masochienne.

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Le papier à lettres de Sacher-Masoch, avec une Vénus à la fourrure et au fouet… Collection privée.

Quand Léopold contracte la fièvre typhoïde, c’est Handscha qui le soigne, avec le même calme autoritaire que lorsqu’elle le punit : « j’éprouvais une sorte de volupté en la servant, en lui obéissant, en subissant ses caprices. » L’enfant, dépendant de son infirmière fantasmée en maîtresse, découvre son fantasme, sans tout à fait s’en rendre compte, dans un mélange de plaisir et de crainte, de la femme dominatrice aux pieds desquels il voudra s’agenouiller le reste de sa vie.

 

Le pied féminin, la fourrure, le port altier : les attributs fétiches de Sacher-Masoch

Les premiers objets du fétichisme de Sacher-Masoch se dévoilent aussi dès l’enfance : la fourrure et le pied féminin. Plus tard, il décrit la tante Zénobie comme une « comtesse fière et superbe, dans la grande pelisse de zibeline » qui s’écrie « viens Leopold, tu vas m’aider à enlever ma pelisse. » Le petit garçon ne se le fait pas dire deux fois, la suit dans la chambre à coucher, lui ôte « sa lourde fourrure qu’(il) ne soulevai(t) qu’avec peine » avant de se mettre à genoux devant elle pour lui « passer ses pantoufles brodées d’or. » Lorsqu’il sent le contact de ses « petits pieds s’agiter sous (sa) main », il s’emporte : « je m’oubliai et leur donnai un ardent baiser. »

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Helène Fourment sortant du bain dit aussi La Fourrure, Pierre Paul Rubens, 1640. Cette oeuvre personnifia l’obsession et le fantasme de Leopold von Sacher-Masoch. © Musée d’Histoire de l’art de Vienne, Autriche

Plus tard, se livrant sur sa passion pour la fourrure, il parle de la femme animale, qui ne « serait autre qu’une grande chatte. » C’est d’ailleurs de là, selon lui, que provient l’influence bienfaisante et diabolique à la fois qu’exerce sur les être spirituels la compagnie des chats.

Les femmes de Sacher-Masoch sont tigresses aux yeux de sphinx, guerrières animales, bestiales. Elles le dévorent, tantôt chattes doucereuses, tantôt ourses imposantes et sadiques. Il les aime le fouettant méchamment : il se fait d’ailleurs fabriquer des fouets spéciaux, des knout à six lanières armées de clous.

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Richard Avedon, DR.

« Pendant qu’elle était blottie contre ma poitrine dans sa grande et lourde fourrure, un sentiment étrange et angoissant m’envahit ; c’est comme si un animal sauvage, une ourse, me serrait dans ses bras. Il me semble devoir déjà sentir petit à petit ses griffes pénétrer dans sa chair. Mais pour cette fois, l’ourse est clémente et me laisser échapper » La Vénus à la Fourrure, Leopold von Sacher-Masoch, 1870

 

L’attirail est installé : le port altier des femmes de Sacher-Masoch -qu’il voudra toujours parfaitement éduquées et cultivées, s’intéressant aux arts- les fourrures, les pantoufles et les pieds, l’infidélité observée… « Sa parente éloignée, qu’il nomme Tante Zénobie, était une femme belle, volage et voluptueuse. Plus tard, Sacher-Masoch relate en fait plusieurs versions d’une même scène qui forment la genèse de sa perversion, le point de départ de son imaginaire érotique, explique l’experte en manuscrits rares Mathilde Lalin-Leprevost. Il raconte la même scène de deux autres manières au cours de sa vie, de façon répétée. Dans l’une, elle lui administre une correction brutale devant la bonne et la cuisinière, une humiliation qui fait naître en lui le désir. Dans une autre, le petit Sacher-Masoch, troublé, observe sa tante en plein ébat, caché sous sa pelisse. Lorsqu’elle le démasque et le fouette, elle fera naître la douleur, une volupté que le jeune enfant érigera en sexualité d’une vie. »

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La Vénus au miroir du Titien, vers 1515 © National Gallery of Art, Washington, Etats-Unis

 

La révolution, les arts, les contes et les mythes slaves : les influences du fantasme

C’est le psychiatre Richard Freiherr von Krafft-Ebing (1840-1902) qui invente le terme sadomasochisme et en accolant les deux noms de l’écrivain, qu’il classe dans le domaine de la « psychopathie sexuelle ».

Mais avant d’être sacré -malheureuse- référence en la matière, Leopold von Sacher-Masoch connaît une carrière prolifique. Il étudie la philosophie et l’histoire, publie un premier ouvrage très reconnu sur la Révolution de 1848 et les barricades de Prague, qui le marquent profondément. Si de nos jours on ne se souvient que de La Vénus à la Fourrure, l’auteur était en réalité un romancier, un journaliste et un dramaturge à succès de son vivant.

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Catherine Deneuve photographiée par Helmut Newton, DR.

Côté érotisme, la Révolution ne l’a pas non plus laissé de marbre. Il écrira plus tard, à propos de Theophilia Dittrichova, dite l’Amazone de Prague, l’une des meneuses des barricades « la beauté et l’harmonie de ses formes semblaient indiquer que la nature l’avait créée tout exprès pour représenter les Omphales et les Sémiramis du monde slave, ses descendantes de la Wlasta tchèque et de la Jadwiga polonaise dont les cœurs étaient cuirassés aussi solidement que leurs corps. »

Il poursuit, fasciné par la puissance féminine et ses nerfs d’acier « les yeux et la bouche, entrouverts, semblaient sourire ; mais la lèvre était plissée par une expression de défi. C’était bien le sourire féroce d’une amazone bohème. »

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Auguste Rodin, Le torse d’Adèle, 1882 © Musée Rodin, Paris

Au-delà des mythes antiques, s’ajoutent les contes slaves de son enfance, que lui narrait sa nourrice, dans lesquels les héroïnes féroces ne reculaient devant aucun défi, aucune violente. Handscha lui dépeint le folklore slave, le knout, ce fouet dont il fera avec la fourrure, l’en-tête de son papier à lettres. Les tsarines russes, Russalka étranglait les beaux jeunes gens avec sa chevelure d’or après les avoir attirés à elle…

Mais c’est aussi Dalila, qu’on retrouve dans La Vénus à la Fourrure, Judith dans Lola Fouets et Fourrures, et tant d’autres : Lucrèce Borgia, Catherine II la virile, sans oublier les martyres de la religion judéo-chrétienne, qui le jettent dès l’enfance dans « un état fiévreux »… Mais en réalité, derrière la construction du fantasme de la femme puissante, puis la mise en scène à l’âge adulte, se cache une « victime » en contrôle constant de ses désirs et de ses attentes.

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La femme a la fourrure a fasciné les artistes, comme Helmut Newton en 1974… DR

Quand la fausse victime forme le bourreau à son goût

C’est qu’en réalité, Sacher-Masoch est contradictoire, à l’image de son siècle. Fasciné par les femmes autoritaires, il aime en réalité mettre en scène ce pouvoir, imaginé de toutes pièces par la prétendue victimes. Il plie sa partenaire à sa vision, à ses jeux, l’enferme dans un schéma n’appartenant qu’à lui. Ainsi, lorsqu’une de ses traductrices, Catherine Strebinger, cherche à le séduire, il est profondément irrité : le chasseur, c’est lui.

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Margaux Hemingway photographiée par Helmut Newton, DR

C’est aussi lui qui forme la femme à son rôle, lui qui lui souffle les paroles autoritaires qu’elle doit prononcer. Et quel que soit le jeu, le chasseur n’est pas gibier. A la fin du roman La Vénus à la Fourrure, la femme aimée lui échappe, adoptant totalement le rôle de dominatrice dans lequel il l’a enfermée. L’homme revient brusquement dans son temps, misogyne, trompé dans son intégrité de mâle et fou de rage. « Suis-je cruelle ou en train de devenir vulgaire ? » lui lance-t-elle, furieuse d’avoir été qualifiée ainsi par son mari, furieuse aussi du double-jeu et de ses différents rôles, dans lesquels elle finit par se perdre.

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Lettre autographe signée de Guy de Maupassant, adressée à une dame de l’entourage de Sacher-Masoch. Cannes, 27 mars 1883. Il y dit son admiration pour l’oeuvre de Léopold von Sacher-Masoch. Ce document est en vente chez Traces Écrites, 29 rue de Condé, 75006 Paris.

Passionné par les arts, Sacher-Masoch exigeait de ses partenaires qu’elles soient cultivées. Toute sa vie, il les compare d’ailleurs à des héroïnes de tableaux : à Vienne, il découvre la Hélène Fourment nue, qui trône altière, « ensauvagée de fourrure » et immortalisée par Rubens. Elle deviendra le modèle idéal et obsessionnel de ses rêves et de ses fantasmes. Les Vénus de pierre de l’Antiquité, les nus de Rodin -à qui il écrit pour témoigner son admiration- mais aussi la Vénus au miroir -son regard froid et direct- du Titien l’inspirent.

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La Vénus au miroir de Pierre Paul Rubens, 1615 © Liechtenstein Museum, Vienne, Autriche

Qu’elle soit faussement dominatrice et sentimentalement soumise ou traîtresse trompeuse, Sacher-Masoch est éternellement déçu ou pris à son propre jeu, faux esclave devenu véritable victime amoureuse. Acclamé puis critiqué, relégué au rang des malades du sexe pathologique puis réhabilité, Sacher-Masoch ne se doutait en tout cas pas du passage à la postérité qui l’attendait… Qu’on le juge ou qu’on s’y adonne, au fond, le jeu sexuel sado-masochiste n’est autre que celui de l’amour. On laisse à l’écrivain le mot de la fin : « l’amour est un esclavage et nous sommes tous esclaves quand nous aimons. »

E.C

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