Beau livre : Mars selon François Schuiten et Sylvain Tesson

Tout commence par un court récit d’anticipation à vous faire froid dans le dos, livré par l’écrivain-baroudeur qu’on ne présente plus, Sylvain Tesson (La Panthère des Neiges,). Dans la dystopie qui nous est contée, l’homme est évolué, technologiquement ultra-avancé et totalement prisonnier. De la dictature, de la robotisation, de la Terre asséchée (et cette fois-ci, pas comme en Australie), des émotions disparues. Tout ce qui a trait à l’ancien monde est banni : images, livres, art, architecture, pratiques.

« Les sols, emportés par les vents thermiques et les épandages chimiques, étaient devenus stériles à la fin du XXIe siècle. Sous terre, les hommes tiraient leur pitance de fibres alimentaires génétiquement modifiées à partir de molécules de soja »

La dictature n’est jamais mentionnée crûment, mais on sourit à l’évocation du « consortium de sept femmes » qui gouverne l’humanité sous terre, « dont la langue de communication, appelée PHONOS, consistait en une synthèse simplifiée de l’anglais managérial du XXIe siècle débarrassé de tout concept abstrait de toute référence aux anciens paysages et de tout attribut établissant une distinction de nature entre les choses -grand, petit, fort, faible, beau, laid. » On ne peut s’empêcher d’y lire les moyens extrêmes d’une bien-pensance toute en amalgames en vogue au XXIe siècle et arrivée à son paroxysme…

« Les qualifications auraient contredit le dogme du Référent moyen universel à l’application duquel veillait le consortium. Tout se valant sous terre, rien ne pouvait se trouver affublé d’un épithète discriminatoire. Il avait été plus simple de les abolir du langage. »

Une mission : investir la planète Mars. Deux « rubinautes » (explorateurs de la planète rouge), nommés X et Y (« les noms des humains se composaient du chromosome -que les individus étaient invités à se choisir lors de leur dixième anniversaire ») s’y posent en mars 2121 avec l’objectif d’explorer et de découvrir le moyen d’y favoriser la colonisation humaine.

Alors commença la féérie, aurait écrit Marcel Pagnol. Au milieu d’images aux airs de Dune, le lecteur suit le périple des deux rubinautes, seuls êtres vivants sur Mars pendant six mois, après huit mois de voyage seuls à bord d’une navette automatisée. Le célèbre dessinateur de la série culte de bande-dessinées Cités obscures, François Schuiten, y fait parler ses instincts : « je m’en suis tenu uniquement au geste de la main, au travail de la lumière, des couleurs et de la matière. J’ai cherché un autre langage, plus radical. Le format panoramique m’a libéré et m’a donné du souffle. C’est une vraie respiration par rapport à mon travail de BD. La double page offre un regard à 180 degrés. » Il ajoute encore « c’était aussi le moment de pousser la couleur. J’ai cassé mes réflexes au niveau des outils : il n’y a pas de trait filaire comme en bande-dessinée, c’est la couleur qui joue tout son rôle avec les couches et techniques différentes pour créer le sfumato. »

Les dessins, saisissants d’espace et qui nous feraient presque sentir le souffle cinglant du vent chaud, sont rythmés par le carnet de voyage de la rubinaute X, qui, au milieu de cette terre brûlante et vide, commence « cet acte que le consortium tenait pour le début de l’insolence : penser. » La rencontre avec l’écrivain Sylvain Tesson fut déterminante pour l’illustrateur : « seul un fin connaisseur de la solitude et du silence, du froid et de l’endurance, de la beauté fulgurante des paysages naturels pouvait visiter ces paysages inhabités. Mars est le miroir de la Terre et de sa fragilité. En regardant mes dessins, il m’a aussitôt raconté l’histoire de mon livre. »

« Y repéra la cavité. Il me laissa entrer la première. Il paraît que ce genre de délicatesse -que j’associais aux préséances de l’amitié- était dicté jadis par les usages de la « galanterie » heureusement interdits par le consortium, mais que Y s’amusait à ressusciter sur Mars. L’avantage des territoires hostiles : on y est libre. »

Et c’est une vraie petite beauté glaçante que ce beau livre de la collection Travel Book, aux images mouvantes, aux paysages vierges investis par les protagonistes en qui, peu à peu, le doute s’immisce. Dans les dernières nuits, X rêve « du destin de Mars après l’arrivée de l’homme, et mon rêve ressemblait à une prophétie qui est l’autre nom du cauchemar. » La plus belle chose, c’est bien la chose inviolée, nous dit-on en filigrane.

« Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » se questionnent les protagonistes. C’est aussi tout le propos de la Red Team qu’a rejoint François Schuiten, ce commando d’auteurs de science-fiction créé par l’armée française en 2019 pour imaginer et prévenir les pires scénarios-catastrophe à l’horizon de 2060. De quoi nous garantir encore quelques frissons.

Louis Vuitton Travel Book, Mars, François Schuiten et Sylvain Tesson, 176 p. 45€. Acheter le livre : c’est ici.

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