Maison Fragile, manger avec tact

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02JUIL. 2022

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Maison Fragile, manger avec tact

02 JUILLET . 2022

Écrit par Stéphane Méjanès

Photographies par Clément Vayssières

Mary Castel, fondatrice de Maison Fragile et Pauline Androlus, designer, ont créé une collection d’arts de la table belle et utile pour tous mais aussi adaptée et pensée pour les malvoyants. On s’est attablé chez Pouliche pour la découvrir.

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De g. à d., Héloïse Menat, cheffe de projet chez Maison Fragile, Mary Castel, fondatrice de Maison Fragile, la cheffe Amandine Chaignot, Pauline Androlus, designer de la collection et Yann, étudiant, déficient visuel ayant testé la collection TACT.

Elle débarque en poussant une grosse valise à roulettes, sourire jusque là, chignon en bataille et allure de danseuse de flamenco. « Ce que j’aime chez Mary, c’est son énergie, son enthousiasme débordant » s’amuse Amandine Chaignot, hôte d’un jour. On la croit sur parole. Mary, c’est Mary Castel, fondatrice de Maison Fragile, atelier familial spécialisé dans la création d’arts de la table made in France. En ce jeudi de juin, énergie et enthousiasme sont en effet invités rue d’Enghien, dans le 10e arrondissement de Paris.

Accompagnée de sa cheffe de projet, Héloïse Ménat, de Pauline Androlus, designer, et de Yann, étudiant en licence d’histoire à la Sorbonne, Mary Castel investit avec nous la salle de Pouliche, l’un des deux restaurants d’Amandine Chaignot (elle tient aussi le Café de Luce, à Montmartre, où l’on avait adoré son croissant garni). Elle emporte tout le monde dans son tourbillon, comme elle le fait depuis le début du projet qui réunit pour l’occasion cette joyeuse assemblée. Ça s’appelle TACT, parce que c’est une initiative pleine de prévenance et de bienveillance, mais surtout pour « l’art de la table TACTILE». Amandine Chaignot et Guillaume Gomez, Représentant Personnel du Président de la République auprès des Acteurs et Réseaux de la Gastronomie et de l’Alimentation, en sont les marraine et parrain.

TACT, une collection engagée

En quelques mots, il s’agit de proposer une vaisselle et du linge de table adaptés aux malvoyants et non-voyants. Du beau pour tous ! Yann l’étudiant souffre d’albinisme oculaire, trouble génétique se manifestant par une déficience visuelle et de la photophobie (hypersensibilité à la lumière). En l’observant se pencher au ras des assiettes pour en scruter le contenu, tâtonner un peu pour s’asseoir et attraper ses couverts, on réalise ce que l’on n’aurait pas pu imaginer en le voyant débouler en trottinette électrique, « bridée à 25 km/h » nous rassure t-il à peine, ou en papotant simplement avec ce garçon de 20 ans brillant et drôle. « Je suis le témoin oculaire véreux », lance t-il pour justifier sa présence. Le ton est donné.

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Yann déguste son plat du jour dans l’assiette de la collection TACT. A côté, la serviette brodée de la collection a également été pensée pour les malvoyants.

Quatre couverts ont été dressés sur une table éclairée par la lumière de l’après-midi traversant la baie vitrée qui lorgne sur une charmante cour intérieure typiquement parisienne. Dans trois assiettes blanches en porcelaine, Amandine Chaignot a déposé avec élégance et délicatesse son plat du jour : purée de petits pois au wasabi, calamar sauté, huile d’oseille et crumble à l’encre de seiche. En accompagnement, dans un petit bol, une fraîche salade de tomates green zebra et cerises en pickles. Et, enfin, trois serviettes blanches, joliment brodées de fines lignes droites et sombres courant sur le tissu. Jusque là, rien de particulier. Un repas gourmand qui s’annonce, ni plus ni moins.

 

L’inclusion, c’est tous ensemble

En s’approchant de plus près, à la manière de Yann, on découvre que les assiettes ne sont pas vraiment blanches, plutôt blanc cassé, voire crème, coloris mat et pas brillant, rien n’est ici anodin. À l’intérieur, on distingue de petits points en relief, bien alignés d’un côté. À proximité de ce motif pour non-trypophobe, plusieurs rangées de rectangles plus espacés, en quinconce et eux aussi légèrement proéminents. 

Seul un tiers de la surface est lisse, le reste accroche sous les doigts ou sous les couverts, et c’est bien le but. Sur le pourtour un peu relevé, deux encoches ont été pratiquées, l’une arrondie, l’autre carrée. Pas un hasard non plus. Sur le saladier, d’autres petits points, identiques à ceux de l’assiette, et un bec verseur dont on comprend à sa forme qu’il pourrait bien s’emboîter dans l’une des deux encoches de l’assiette. Ça se précise. En dépliant les serviettes, on réalise tout à coup qu’aucune n’a le même nombre de lignes. De une à six, impossible de les confondre.

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Eurêka ! On est allé de surprise en surprise mais tout s’éclaire. Cette table ressemble certes à mille autres. On s’y pose avec plaisir, parce que la vaisselle et le linge de table sont simplement agréables à l’œil et au toucher, par les formes, les couleurs, les matières. Mais, il y a un truc en plus. L’adéquation à des usages contrariés par le handicap. Esthétique et ergonomique. « Nous avons voulu créer une collection qui favorise l’inclusion, explique Mary. Et l’inclusion, c’est tous ensemble. » « La table, c’est être ensemble, renchérit Pauline. Et ensemble, c’est tout le monde. »

C’est, surtout, la possibilité d’un partage, d’une convivialité sans obstacle entre voyants, malvoyants et non-voyants. 

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Joindre l’utile à l’agréable : du design pour tous

C’est déjà ainsi qu’en 2011, la designer avait pensé son travail de fin d’études à l’École Boulle. Inspirée par l’observation des gestes d’Hélène, sa grand-mère souffrant de dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA), elle avait alors voulu dessiner une collection qui faciliterait la vie de sa mamie. Elle l’avait baptisée Les yeux derrière la tête. «En cherchant à approcher des malvoyants pour répondre à un questionnaire, je suis aussi tombée sur André, se souvient Pauline. Ce grand magistrat m’a proposé de venir à Metz, chez lui et sa femme Catherine, voyante. J’ai pris conscience des problèmes qui se posaient à lui dans l’acte de manger, des parades qu’il avait mis en place. Ce fut une merveilleuse rencontre, humaine et inspirante. »

Ce qui existe à l’époque et, hélas, encore aujourd’hui, est laid, infantilisant, marginalisant voire stigmatisant. 

 

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Verres façon gobelets avec couvercle à paille intégrée, grossiers couverts de couleurs vives aux manches en plastique, petits murets disgracieux et amovibles à fixer sur le bord d’assiettes classiques pour éviter d’en mettre partout sur la table, écuelles en métal à compartiments, plus proches de gamelles pour chien et chat que de contenants pour humains. Made in China et cher pour un marché de niche, rien qui vaille. Pauline prend le contre-pied, dessine et fabrique des prototypes de vaisselle et de linge de table créatifs, à la fois jolis et efficaces. Ou comment joindre l’utile à l’agréable. Elle sort major de sa promotion, l’une des trois seules à décrocher les félicitations du jury. Diplôme en poche, tout cela reste d’abord dans les cartons. « Ce que j’aime, c’est créer, je ne suis pas une très bonne commerciale, avoue Pauline. J’ai contacté deux entreprises, qui ne m’ont pas répondu, j’ai laissé tomber. »

 

TACT : une histoire de rencontres

C’est là qu’intervient Mary Castel. Les deux femmes se rencontrent en 2017 à l’occasion d’un salon professionnel. Le courant passe, notamment lorsque Pauline évoque son aventure au pays des malvoyants. « J’ai trouvé ça super beau, dit Mary, j’ai mis ça dans un coin de ma tête. » À la vérité, elle est touchée au cœur. Le handicap, elle l’a vécu dans sa chair. Sa petite sœur porteuse d’une trisomie 21 est décédée prématurément à cause d’une malformation cardiaque et pulmonaire. Lorsqu’elle a bifurqué, quittant à quarante ans la communication pour se lancer dans les arts de la table, sur les traces de ses arrière-grands-parents, 

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Mary Castel a voulu inscrire dans le nom même de son entreprise le caractère précaire de ces vies empêchées : Maison Fragile.

Elle a donné forme à ce souvenir intime en 2020, créant la collection Extraordinaire, par et pour le Reflet, restaurant inclusif œuvrant à l’insertion par le travail, en cuisine et en salle, de personnes porteuses d’une trisomie 21. Les employés du Reflet ont eux-mêmes dessiné les décors des assiettes. Mary est également sensibilisée à la déficience visuelle à travers la fréquentation de la petite fille aveugle de l’une de ses amies.

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Alors, quand arrive le premier confinement, elle convainc Pauline de créer TACT, misant la réussite de la collection sur une campagne de crowdfunding hébergée par le site Kickstarter, dont 20 % du montant récolté seront utilisés pour offrir des pièces à des associations. Un pari pour un engagement résolu. « Autant mener une vie utopiste pour changer le monde et faire en sorte que la vie soit plus belle pour celles et ceux qui en ont le plus besoin », résume Mary.

Participez au crowdfunding pour le lancement de la collection TACT de Maison Fragile ! 20% du montant récolté sera utilisé pour offrir des pièces à des associations de malvoyants.

Voir le beau sans le voir

En attendant que le projet atteigne son assise financière, il a déjà pris forme grâce à de belles rencontres. Pour affiner le trait, en repartant du mémoire de Master 2 présenté par Pauline, déjà très abouti, l’équipe de TACT a travaillé avec l’Institut National des Jeunes Aveugles (INJA), où Yann a d’ailleurs été scolarisé, avec l’association Œuvres d’Avenir (ODA) et avec l’Association Nationale pour les Personnes Sourds Aveugles (ANPSA). 

Johan l’ergothérapeute, Carole la quadragénaire atteinte d’une précoce DMLA, Françoise la sexagénaire aveugle de naissance, et Yann notre cobaye à casquette, ont apporté leur expertise, leur expérience, leurs critiques constructives et leur joie de vivre. « On a tous pleuré le jour du premier shooting, se rappelle Mary. Françoise a passé les doigts sur les broderies des serviettes et s’est exclamé : ‘c’est beau !’ » La collection se compose aujourd’hui d’une assiette, d’un bol, d’un saladier et d’un plat, de sets de table, de serviettes et d’une nappe pour 4.

Fidèle à sa ligne, Mary a tenu à travailler avec des entreprises françaises. La vaisselle est fabriquée par la manufacture Pillivuyt, porcelainier à Mehun-sur-Yèvre (Cher) depuis 200 ans. Sa pâte élaborée selon une recette maison, offre la résistance nécessaire aux entrechocs inévitables lorsque l’on manipule les assiettes et les bols, autorisant de plus le passage au micro-onde et au lave-vaisselle. 

Le linge de table est lui issu des ateliers de la maison Garnier-Thiebaut, installée dans les Vosges depuis 1830. Elle se caractérise par le soin tout particulier apporté de la sélection des fils jusqu’au tissage, en passant par la réalisation des couleurs et des finitions brodées. 

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« Que ce soit pour la porcelaine ou le tissu, je voulais de très beaux matériaux, insiste Mary. Les malvoyants ont développé des super pouvoirs sensoriels, ils y sont bien plus sensibles que nous. »

 

Chasser la charge mentale

Il est temps de revenir à Pouliche, où on a faim. « Pour me convaincre de participer à l’aventure, on a juste eu besoin de me demander si je veux manger », rigole Yann. Bien qu’ayant conservé des restes visuels non négligeables, il a tout de suite été emballé par la collection TACT. « J’ai trouvé ça très intuitif, confirme t-il. Rien qu’au toucher, on comprend ce que l’on doit comprendre. Plus besoin de l’aide et des conseils de nos assistants de vie journalière. Si le plat a été bien servi, la nourriture placée sur les points ne sera pas la même que celles sur les rectangles ou sur la partie lisse. Les bols avec leurs becs verseurs de formes différentes rappellent les encoches sur les assiettes. C’est très bien pour moi, j’ai toujours du mal dans le transfert des aliments d’un plat dans un autre. » 

Attention, les repères en relief ne sont pas du braille, comme on pourrait le penser spontanément. Il n’aurait d’ailleurs servi à rien d’écrire « riz », « brocoli » ou « poisson » sur une assiette dans laquelle on peut manger un steak-frites. De toute façon, à peine 2,3 % des malvoyants maîtrisent le braille.

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Le but premier est de faciliter la reconnaissance et la mémorisation. « À table, il y a une énorme charge mentale qui pèse sur les malvoyants, souligne Pauline. Il faut en permanence se souvenir où sont les aliments dans l’assiette, où l’on a posé sa serviette, son verre, la bouteille ou le morceau de pain. » Ainsi, les sets de table de la collection sont brodés de telle manière qu’il suffise de toucher les lignes pour se laisser guider jusqu’aux couverts et au pain, par exemple, les prendre ou les reposer. La couleur a aussi une importance primordiale. « Dès qu’il y a trop de lumière et qu’elle se réfléchit sur certaines surfaces très claires, je suis ébloui, précise Yann. J’ai expliqué à Mary et Pauline qu’il serait bon de prévoir des coloris contrastés, plus sombres, de privilégier le mat ou le satiné. » 

Quant aux serviettes, c’est une révélation ! Fini les chamailleries du genre « non, c’est ma serviette, non, c’est la mienne » au moment de passer à table. Le nombre de lignes fait foi, qu’on soit voyant ou malvoyant. « C’est tellement évident, s’extasie Amandine. C’est aussi pour cela que je suis là. Avec Mary, on s’est rencontré lors d’un festival culinaire il y a 5 ans, on n’avait jamais trouvé le bon projet pour travailler ensemble, celui-là est parfait. La table est l’endroit qui rassemble, où tout le monde vient. Ça me parle. Je suis arrivée bien après la réflexion sur la collection mais je suis heureuse d’être en soutien pour qu’on en parle, et pour boire des coups ensemble ! » « C’est une aventure éthique, inclusive et solidaire, conclut Mary. La gastronomie, ça doit aussi être tout ça. »

S.M


Collection TACT, Maison Fragile

Participez ! Pour lancer TACT et offrir des pièces aux associations de malvoyants, Maison Fragile a besoin de vous. C’est par ici que ça se passe.

Pièces

L’Assiette : 43 € prix public, 25 € prix Kickstarter
Le Plat : 56 € prix public, 50 € prix Kickstarter
Le Saladier : 161 €  prix public, 90 € prix Kickstarter
Le Bol : 40 € prix public, 20 € prix Kickstarter

Linge de table

Serviette : 40 € prix public, 20 € prix Kickstarter
Serviette (duo) : 75 € prix public, 40 € prix Kickstarter
Serviettes (6 personnes) : 195 € prix public, 120 € prix Kickstarter 
Set de table : 50 € prix public, 40 € prix Kickstarter
Set de table (duo) : 90 € prix public, 75 € prix Kickstarter
Nappe (4 personnes) : 230 € prix public, 190 € prix Kickstarter 

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