Demeures idéales de confinement,

A la découverte de la Charleston Farmhouse

Culture

30OCT. 2020

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Demeures idéales de confinement

A la découverte de la Charleston Farmhouse

30 OCTOBRE . 2020

Écrit par Johanna Colombatti

Parce que nous avions déjà rêvé de lieux insolites pour vivre le premier confinement, la nouvelle annonce de ce second round et l’automne qui s’installe nous incitent à nous évader toujours plus, le temps d’une visite contée dans l’une des plus étonnantes demeures anglaises. Particulièrement peu conventionnelle, Charleston, petite ferme du Sussex, accueillit au début du XXe siècle une colonie d’artistes et de libres penseurs pour devenir dans les années 1980 un musée ouvert aux curieux de cette excentrique résidence laissée en l’état depuis la disparition de ses fameux et sulfureux propriétaires. Visite virtuelle.

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Charleston, le temple de la liberté de penser, de peindre … et d’aimer

Pour connaître l’histoire de ce lieu enchanteur, il faut remonter jusqu’au Bloomsbury Group, ce rassemblement d’intellectuels, d’artistes et de critiques d’art (parmi lesquels figurent la fameuse Virginia Woolf, sa sœur Vanessa Bell, leurs maris Leonard Woolf et Clive Bell, le peintre Duncan Grant, le critique d’art et artiste Roger Fry, l’économiste John Maynard Keyne, l’essayiste Lytton Strachey… ndlr) qui défraya la chronique, en ce début de siècle, avec son mode de vie fondé sur la liberté d’expression, personnelle, artistique et sexuelle, qui s’accordait alors difficilement avec les mœurs corsetées de l’Angleterre édouardienne.

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Des bancs de Cambridge à la ferme dans le Sussex

L’ensemble de ses membres est passé par les bancs de l’Université de Cambridge et beaucoup vécurent dans le centre-ouest de Londres, dans le quartier baptisé Bloomsbury, où ils avaient pour habitude de se réunir le jeudi soir afin de partager leurs idées révolutionnaires en matière d’art et de littérature et de débattre des heures entières.   

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© Grace Towner

C’est avec deux des membres du Bloomsbury Group, Vanessa Bell et Duncan Grant (son amant), que l’histoire de la Charleston Farmhouse voit le jour. En s’établissant dans cette petite ferme du Sussex dès 1916, Vanessa et Duncan font peu à peu de ce lieu éloigné de l’agitation londonienne, une véritable œuvre d’art totale accueillant tout ce que le Bloomsbury Group compte d’intellectuels et artistes.

« il est temps d’introduire l’esprit de plaisir dans le mobilier et la céramique. Nous avons trop longtemps souffert de l’ennui et du sérieux stupide » – Roger Fry

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Un maison d’artiste

Vanessa et Duncan, qui incarnent le versant « arts plastiques » du groupe, investissent l’espace en faisant de chaque surface un support d’expression artistique.

Rejetant la distinction traditionnelle entre les Beaux-Arts  (peinture, sculpture) et les Arts Décoratifs (mobilier, objets), ils tirent leur inspiration des fresques italiennes et du post-impressionnisme (découvert grâce à Roger Fry, un autre membre du groupe et commissaire de l’exposition en 1910 de Manet et des post-impressionnistes) pour habiller non seulement les murs de la maison mais aussi pour couvrir le mobilier et les objets de motifs libres et colorés.

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Il faut dire que la découverte de peintres comme Cézanne, Van Gogh, Matisse ou encore Picasso quelques années plus tôt par les jeunes artistes britanniques du Bloomsbury Group apparaît comme une véritable révolution et influence considérablement leur vision de l’art.

 

L’éclectisme, maître-mot du groupe Bloomsbury

En 1916, Charleston est comme une grande page blanche à laquelle artistes de passage ou en résidence (principalement Duncan et Vanessa, rejoints par Clive le mari de cette dernière en 1939 et les enfants de cette union à part, Julian, Quentin suivis d’Angelica) vont donner des couleurs insolites.

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Parmi les pièces emblématiques de la maison ? Le Studio, où l’ambiance est rythmée par les murs colorés allant du rose au bleu en passant par des teintes brunes coupées de vert clair servant de fond aux images. Au centre, une cheminée décorée d’une paire de cariatides peintes par Duncan Grant sur des panneaux de bois vers 1935. Les deux figures qui se détachent sur un fond ocre, et qui ne sont pas sans rappeler les fameux baigneurs de Picasso, constituent le point de mire de la pièce.

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Le studio © Anna Huix

L’accumulation dans cet espace des sièges, tables et motifs donnés par les coussins, céramiques, tableaux, photographies et autres objets de collection contribuent au sentiment d’éblouissement dont fait l’expérience le spectateur, qui entre à mi-chemin entre l’atelier d’artiste et sa caverne aux merveilles.

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La salle à manger est quant à elle décorée au pochoir de motifs géométriques peints à la craie sur fond sombre mat, un décor qui donne l’illusion du papier peint.

Les murs sont couverts de tableaux inspirés du fauvisme et chaque objet porte en lui-même un détail étonnant : la suspension qui éclaire la table de la salle à manger, elle même peinte de motifs festonnés, est conçue par Quentin Bell (le fils de Vanessa et Clive) en céramique ajourée pour projeter des faisceaux lumineux, tandis que sur la tablette de la cheminée se trouve une collection d’assiettes et de plats achetés par les peintres lors de leurs voyages en Europe, témoignant de leur goût certain pour l’éclectisme.

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Un lieu habité comme une scène de théâtre

La bibliothèque, temple du savoir et de la connaissance si chère aux membres du Bloomsbury, est richement garnie d’ouvrages divers et offre le spectacle d’une certaine théâtralité : l’encadrement de la fenêtre qui donne sur le jardin clos est rehaussé d’un rouge oranger, contrastant avec la tonalité sombre de la pièce, d’où se détache un coq en son sommet pour « garder la nuit et réveiller au matin » et le lurcher de la famille (chien originaire de Grande Bretagne auquel il fût donné le nom d’Henry). L’apparence amicale du chien est cependant trompeuse car la famille dut s’en séparer peu de temps après son arrivée à Charleston : il terrorisait les domestiques…

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La bibliothèque © Penelope Fewster, Axel Hesslenburg, Harry Hoblyn

Dans le bureau de Clive Bell (le mari de Vanessa), la porte décorée parle du temps qui passe : le panneau supérieur, datant de 1917, reprend le motifs de la maison : une cruche contenant des fleurs. Le panneau inférieur initial a été brisé par les fils de Vanessa (Julian et Quentin) lors d’une reconstitution du Sac de Rome (!) puis remplacé par une scène acrobatique de Duncan Grant en 1958. De nouveau, les motifs classiques apparaissent sur la porte avec les figures des cariatides et des corbeilles de fruits.

 

Les Ateliers Omega, une courte mais riche aventure dans les Arts Décoratifs londoniens

Si la Charleston Farmhouse devient le lieu propice à une expression artistique résolument libre et moderne, appliquée au mobilier et aux objets d’art, il faut savoir que Vanessa et Duncan ont déjà une expérience dans le domaine de la décoration.  Dès 1913, ils sont choisis pour être co-directeurs des Ateliers Omega fondés au cœur de la bohème londonienne par le peintre et critique d’art Roger Fry.

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La porte du bureau de Clive Bell.

Les Omega Workshops prônent une vision expérimentale de la création à travers la fabrication d’objets d’artisanat et de décoration ornés de motifs abstraits et de couleurs vives. Comme quoi, le XXIe siècle n’a rien inventé…

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© Penelope Fewster, Axel Hesslenburg, Harry Hoblyn

Dans la lignée des mouvements plus populaires d’art et artisanat des Wiener Werkstätte ou Arts & Crafts, les Omega Workshops prônent une vision expérimentale de la création à travers la fabrication d’objets d’artisanat et de décoration ornés de motifs abstraits et de couleurs vives. Comme quoi, le XXIe siècle n’a rien inventé…

Avec ce parti-pris décomplexé et joyeux, il s’agit de rompre avec le sérieux qui pèse alors sur la décoration, car tel que le clame Roger Fry « il est temps d’introduire l’esprit de plaisir dans le mobilier et la céramique. Nous avons trop longtemps souffert de l’ennui et du sérieux stupide« .

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Le collectif en maître : une seule signature, Omega

Aucune hiérarchie pour distinguer les arts appliqués de la peinture puisque l’art fait partie intégrante de la vie, et donc de la décoration intérieure. A ce titre, Roger Fry insiste pour que les objets (meubles, tapis, céramiques, textiles et luminaires) produits dans ce contexte ne soient valorisés que sur leur seul critère esthétique et écartant le critère de la réputation des artistes qui les créent.

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Nina Hamnett par Roger Fry, 1917 © Courtauld Gallery, Londres

Ainsi les artistes ne signent pas leur production en leur nom, les créations étant simplement estampillées du symbole collectif représenté par la lettre éponyme Oméga. Par ailleurs, il faut imaginer qu’il n’est pas tant question de design que de décoration car les meubles sont souvent achetés puis décorés dans les ateliers. Pour Roger Fry, il s’agit là de donner une opportunité aux jeunes artistes de travailler et de gagner leur vie pour pouvoir développer leur propre art, tout en contribuant à une créativité collective.

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Une fin précipitée pour les Ateliers Omega

Parmi eux, on compte l’artiste et écrivain Nina Hamnett qui entre dans la branche textile pour y créer des robes et qui, en tant que familière des avant-gardes parisiennes, fut une excellente intermédiaire pour contribuer au succès du groupe; Winifred Gill qui officia en gestionnaire et conçut de modèles pour tissus et textiles, bijoux, gravures sur bois et jouets; le peintre Percy Wyndham Lewis qui … quitta les Omega Workshops pour fonder avec trois autres membres (Frederick Etchells, Edward Wadsworth et Gaudier-Breszka) un atelier de décoration concurrent, le Rebel Art Centre.

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L’expérience d’Omega ne durera que six ans puisqu’en 1919, après une série de déconvenues financières et de nombreuses altercations entre les différents membres, les Ateliers Omega sont dissous, laissant à la postérité un grand nombre de pièces aujourd’hui conservées au Victoria & Albert Museum et à la Courtauld Gallery de Londres, et en collections privées dont bien évidemment Charleston ! En tant que membres actifs de ces ateliers au contact de nombreux autres artistes et artisans, Vanessa Bell et Duncan Grant ont réalisés de nombreuses pièces qu’ils ont ainsi installées dès 1916 à la Farmhouse.

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C’est dans les murs colorés de cette maison bucolique aménagée au bon vouloir de ses fantasques et divers occupants que l’on trouve quelques vestiges de l’aventure des Ateliers Omega mais également de nombreux souvenirs de ce que fut le quotidien du Bloomsbury Group, ce regroupement aux mœurs si libres qui fit de l’anti-establishment un véritable leitmotiv.

 

« Bloomsbury peint en cercles, vit en carrés et aime en triangles »

Selon le bon mot de l’écrivain Dorothy Parker, à Charleston, la liberté d’expression ne se borna pas au débat ou à la création, elle gagna aussi le terrain privé : les mariages étant ouverts et les unions croisées : Vanessa officiellement mariée à Clive Bell entretint une première liaison avec le critique d’art Roger Fry, puis avec son compagnon de création Duncan, avec qui elle eut eu une fille, Angelica, en 1918… que Clive Bell éleva comme son propre enfant. Duncan, quant à lui, fréquenta un temps l’économiste John Maynard Keyes mais aussi l’écrivain David Garnett… qui deviendra plus tard le mari de sa fille biologique Angelica !

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Aujourd’hui, cette étonnante demeure est ouverte au public et l’on peut encore (sous réserve de restrictions covidales !) déambuler à travers le bureau de Clive Bell encombré de piles de livres, le Studio de Duncan, ou encore découvrir les chambres de ces artistes aux mille facettes. Bon voyage…

J.C

Charleston Farmhouse, 
Firle, West Firle,
Lewes BN8 6LL, United Kingdom

Et en attendant de pouvoir la visiter, on lit Charleston, A Bloomsbury house and garden, par Quentin Bell, env. 20 €

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