Lucien David Langman, une vie de (Jean Raymond) tailleur

Style de vie

02MARS. 2021

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Lucien David Langman, une vie de (Jean Raymond) tailleur

02 MARS . 2021

Écrit par Guillaume Cadot

Qui est Lucien David Langman ? C’est une plongée dans l’après-guerre et son renouveau stylistique jusqu’à l’aube des années 80. Une vie consacrée à révolutionner la mode tant dans sa création que sa protection juridique. Tailleur de formation comme son frère et son père, il a participé à l’émancipation de la femme, la libération des moeurs, la naissance des plus grands couturiers, habillé le show biz et la politique et contribué à faire avancer le droit dans la protection intellectuelle de la filière. Attention les yeux, vous n’allez pas en revenir. Quelle époque… Rencontre.

C’est dans un grand appartement haussmannien dépouillé que Lucien David Langman m’accueille. Un homme discret de 79 ans qui a révolutionné le monde de la mode masculine et féminine tant dans ses créations que dans sa lutte contre la contrefaçon. Discret mais très bavard tant son histoire est riche ! On avait évoqué ensemble, il y a quelques mois, le style Le Luron (vous vous souvenez ?) Une entrevue qui en annonçait une seconde pour en savoir plus sur Lucien David Langman et l’histoire de la maison parisienne Jean Raymond Tailleur…

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Lucien-David Langman avec son chien, Malcolm, à Paris.

Évacuons déjà la question qui fait de l’ombre à toutes les autres… Avez-vous inventé la mini-jupe ? On l’attribue généralement à Courrèges ou à Mary Quant !

Mary Quant et son “Bazaar” de Londres (couturière du Swinging London et son concept store avant l’heure, ndlr) ou Courrèges ont popularisé la mini-jupe avec la force du prêt-à-porter. Mais ils n’en sont pas les inventeurs. 

Notre métier, avec mon frère Raymond, est la grande mesure. Créer des vêtements uniques pour des hommes et des femmes comme le faisait notre père Jacques, Monsieur Jacques comme on l’appelait, un grand technicien.

J’ai créé la mini-jupe en 1959 pour une danseuse de l’Opéra de Paris. Un copain m’avait emmené voir depuis les coulisses une répétition en tenue. La grâce, les corps longilignes, les tutus m’ont inspiré.

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J’ai proposé un rendez-vous à l’atelier à cette danseuse pour lui créer quelques jupes courtes. C’était vraiment en décalage par rapport à l’époque ! Mon père, qui fuyait les nouveautés, a jeté rapidement un coup œil sur la jupe et la jeune fille au moment du premier essayage. Puis il est monté à son atelier. Quand on lui a demandé ce qu’il en pensait, il a répondu doucement “oui, c’est bien”.

Mary Quant s’en inspira six ans plus tard -reconnaissant d’ailleurs que l’idée ne venait pas d’elle. Elle nous commandait d’ailleurs régulièrement des vêtements dans plusieurs tailles par l’entremise d’une amie, pour ensuite les copier à sa sauce !

A l’époque, nous ne faisions pas de communication -contrairement au prêt-à-porter- dans notre monde, celui des artisans des métiers d’art. Les tailleurs travaillent toujours dans la discrétion. La publicité est venue plus tard quand nous avons ouvert notre monde artisanal vers la diffusion. En tout cas, c’est bien nous, enfin moi, qui suis l’inventeur de la mini-jupe !

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Carte de visite Jean Raymond Tailleur en 1964.

J’ai commencé à faire un travail de recherche et on a encore un grand nombre de choses à retrouver cachées dans des boîtes entassées dans le garage de mon frère. Sur Pinterest, ce n’est que le début !

Ce travail de publication de nos archives va dans le même sens que tout ce que j’ai pu faire pour la protection de la création et de la propriété intellectuelle. Il faut rétablir des vérités que certains se sont accaparées. Les croquis datés vont faire grincer des dents c’est sûr !

Est-ce votre père, Jacques, qui vous a initié au métier ?

Notre père Jacques a été le grand tailleur parisien de l’après-guerre. On allait voir Monsieur Jacques pour se faire tailler un costume ou une jupe, c’était la grande mesure. Son atelier était situé rue des Arquebusiers dans le 3e arrondissement. A l’époque et jusque dans les années 70, on ne parlait pas de marque pour s’habiller mais du tailleur ou de l’ouvrier qui travaillait pour réaliser le vêtement.

Sa vie, c’était son atelier et la nôtre aussi. On traînait avec les ouvriers, on touchait les tissus, on posait des questions, les clients nous connaissaient.

Il était très discret, possédait une grande technique dans la coupe et le montage. Quand l’aventure Jean Raymond Tailleur a démarré, on a commencé, à nous trois, à faire bouger les choses. Il ne comprenait pas toujours pourquoi. Quand on a décidé de faire installer une porte vitrée pour que les passants voient ce qui se passe à l’intérieur, notre père a demandé “mais pourquoi voulez-vous qu’on voit ce que nous faisons ?” Lui faisait encore passer les clients par la cour intérieure jusqu’à l’escalier donnant sur le premier étage de la boutique : l’atelier… Qu’importe : les clients de Jean Raymond Tailleur venaient toujours voir Monsieur Jacques !

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Une feuille de commande Jean Raymond Tailleur en 1958. Dès les débuts de l'aventure, tout le monde s'habille chez Jean Raymond Tailleur, de Claude François à Serge Gainsbourg !

Racontez-nous votre parcours.

A quatre ans et demi, j’étais en pension à Montlhéry, l’institut Bouteilly, avec mon frère Raymond qui a 6 ans de plus que moi. Je suis le plus petit de l’école, il faut que je me fasse entendre ! Ce tempérament, doublé d’une enfance difficile pendant les années de guerre, m’ont poussé, m’ont donné envie d’avancer, l’impression de n’avoir rien à perdre. (*bonus en fin d’article)

Ensuite, un parcours traditionnel de fils de tailleur : le collège Ferdinand Berthoud, Paris 3e et l’école du soir à l’atelier de mon père. Mon frère avait déjà rejoint notre père pour travailler avec lui à la table de coupes. J’ai appris le métier avec ses artisans sans m’en rendre compte. J’ai commencé à travailler dès mes quatorze ans en parallèle de l’école. A vingt ans, je suis entré à l’Institut Napolitani, l’école des tailleurs. J’ai eu mon diplôme en trois mois grâce à l’expérience acquise chez mon père. Puis j’ai donné des cours chez Guerre-Lavigne (devenu Esmod) à côté du travail.

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Souvenirs d'enfance. Fin des années 40, Lucien David porte un duffle coat et une canadienne confectionnés par son père, Monsieur Jacques. A droite, il pose avec la casquette de l'Institut Bouteilly.

Comment l’aventure Jean Raymond Tailleur a-t-elle démarré ?

Mon père décide d’acheter un magasin au 31 boulevard de Bonne Nouvelle, Les Fourrures du Gymnase en face du théâtre. Au milieu des années 50, les Grands Boulevards sont l’endroit où il faut sortir et être vu !

Il faut renommer le lieu : ce sera Jean Raymond Tailleur, les deux prénoms de mes frères (Jean-Claude, chirurgien est le 3ème). Les noms sortent spontanément de ma bouche lors d’un déjeuner de famille où tout le monde se dispute pour trouver un nom…

L’atelier à l’étage fonctionne à plein régime. J’ai 14 ans à l’époque et j’ai surtout la fibre commerciale ! Je compare les créations de l’atelier réalisées avec des coupes de tissus que les grands magasins n’ont pas et je décide d’aller les voir avec des échantillons.

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Lucien David en 2019 photographié par Pascal Raso.

Les beaux magasins des années 50, c’étaient Pygmalion sur Sébastopol, Marlène à côté du Lido, Caprice d’Antin sur les Grands Boulevards ou encore le plus chic, Capucine, sur le boulevard du même nom. Ils connaissent tous Monsieur Jacques et son travail.

Je leur présente nos modèles et leur explique que je ne sais pas prendre de commandes ! Il faut voir cela avec mon frère Raymond. Et voilà comment Jean Raymond entreprend la modernisation du commerce de détail, amenant les modèles de la grande mesure et ses tissus exclusifs pour créer les futures collections des magasins. On a par exemple allégé les vestes en enlevant la toile de crin de cheval pour ne garder que les poils. On travaillait plutôt le formage des vestes. Notre clientèle était composée de chefs d’états -j’ai fait le tour des états africain avant Smalto !- de célébrités, d’artistes.

Mon frère avait fait l’armée avec Trintignant et sa bande. Ils sont ensuite venus s’habiller chez nous ! On imaginait pour la jeune génération qui sortait des costumes moins structurés, avec des tissus plus légers.

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Johnny Hallyday devant le Golfe Drouot, à Paris, vêtu d'un costume Jean Raymond Tailleur.

C’était une époque faite de rencontres faciles, tout le monde se parlait, on avançait ensemble comme ça. Par exemple, pour Renoma, mon père a aidé la famille à s’installer rue de La Pompe. On avait fait le patronage de leur premier blazer.

On était très précurseurs dans un monde fait de discrétion, de technique et de classicisme. On a fait bouger les choses, mon frère et moi. Et reconnu par nos pairs comme faisant partie du club des cinq… devenu sept !

Vous voulez dire le fameux club des cinq grands tailleurs parisiens ?

Jean Raymond était connu comme “le tailleur qui modifie les structures”. En 1960, grâce à notre technique et la notoriété de notre père, on a rejoint le fameux groupe des Cinq créé en 1956 composé de José Camps, André Bardot, Max Evzeline, Socrate et Gaston Waltener (**bonus en fin d’article). J’ai d’ailleurs mis au point une fiche de mensurations avec Joseph Camps pour la campagne de mensurations lancée par L’Insee en 1964 sur la base de la fiche mise au point à l’atelier pour les clients. Elle reste d’actualité aujourd’hui !

 

Parlez-nous des Bas Dimanche et de votre première aventure professionnelle avec Pierre Cardin.

Tous les week-ends s’installait en face de la boutique à Bonne Nouvelle un étal qui vendait des bas pour femme. Il y avait beaucoup de camelots (marchands ambulants proposant des objets sans valeur, ndlr) à l’époque dans les rues : on s’installait comme ça, au hasard, dès qu’on voulait vendre quelque chose.

Bas Dimanche était un atelier familial basé à Troyes, qui fabriquait ses produits en début de semaine et les vendait directement à une clientèle parisienne. Il avait choisi de s’installer en face de Jean Raymond car il voyait la file d’attente devant le magasin.

On est en 1962. On se lie d’amitié, leurs produits étaient de qualité. Ils cherchaient à se développer.

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Et voilà comment je suis devenu l’intermédiaire entre Pierre Cardin et Bas Dimanche, désormais fabricant licencié des socquettes Cardin ! C’était la première licence de Cardin.

Je m’occupe de la conception du produit avec l’atelier, du packaging et du contrat de licence. Parallèlement, j’aide l’atelier à développer une série de bas en accord avec le succès de la mini-jupe ! Fini le porte-jarretelles, les femmes portaient des bas s’accordant mieux avec les jupes courtes.

Un an plus tard, Bas Dimanche tourne à plein régime. C’est la grande agence Publicis qui s’occupe de concevoir ses publicités. Je travaille avec Marcel Bleustein Blanchet sur la nouvelle campagne publicitaire de Bas Dimanche : on réfléchit à un nom plus court et percutant. J’ai repensé à la naissance du nom Jean Raymond, dans lequel Jean-Claude est coupé et on fait pareil : on coupe le nom. Bas Dim. Dim est lancé… 

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Vous avez assisté au démarrage des grands noms de la mode avec l’après-guerre…

Beaucoup de monde venait s’habiller chez nous. Karl Lagerfeld venait le week-end d’Allemagne se faire tailler des costumes, il avait dix-huit ans. Puis il a intégré l’école de la Haute Couture à Paris en continuant à nous fréquenter… C’était un homme délicieux qui aimait apprendre chez nous. Il avait un coup de crayon extraordinaire.

A la fin des années 2000, lors de l’Assemblée Générale de la Fédération Française du Prêt-à-Porter Féminin, je suis présent avec mon jeune fils Stéphane.  Karl m’a vu et il a traversé la pièce pour venir me saluer et dire à mon fils “tu vois Stéphane, si je fais ce métier c’est grâce à ton père…” 

“Tu vois Stéphane, si je fais ce métier, c’est grâce à ton père…” – Karl Lagerfeld à Stéphane, le fils de Lucien David Langman

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Il paraît que vous avez créé le premier smoking pantalon pour femme ?

Absolument, ce n’est pas Yves Saint Laurent le créateur même s’il a su magnifiquement le sublimer et l’instaurer dans la garde-robe féminine. Je l’ai créé en 1959, Yves l’a mise en collection après son défilé de 1966. D’ailleurs, à premier défilé, Yves Saint Laurent portait un costume Jean Raymond.

Le tailleur fait de l’unitaire en termes de création, il ne répète pas son œuvre comme dans le prêt-à-porter, donc pas de mise en lumière ! C’est Nelly Rodi qui me l’a commandée. Plus tard, quand elle dirigeait la Woolmark, elle utilisait nos créations pour les planches de tendances. On est restés très proches avec Nelly, une femme formidable, fonceuse et qui soutient la filière textile française depuis toujours.

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Karl Lagerfeld... et Jean-Paul Gaultier aussi ?

Il était tout jeune et venait aussi à l’atelier prendre des cours ! J’ai toujours aimé partager mon savoir-faire et ma passion comme les ouvriers de mon père l’ont fait avec moi. Il aimait le travail à la table de coupe et dut attendre son arrivée chez Saint Laurent pour enfin faire du costume : tendre le tissu sur la table, tracer et couper. Il a d’ailleurs amené le costume structuré chez Yves Saint Laurent, celui qu’il avait appris chez nous… 

Plus tard, j’ai participé avec ses avocats aux négociations concernant la fermeture de ses ateliers et son arrivée chez Hermès. J’ai toujours eu deux casquettes, tailleur et droits, la création amenant inéluctablement des questions autour de la propriété. Surtout depuis 1989.

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Pourquoi 1989 était-elle une année charnière pour vous ?

J’ai eu un grave accident cette année-là. J’ai été renversé par une voiture boulevard de Courcelles. Le jour de l’anniversaire de ma fille, le 11 novembre. J’avais 47 ans. Je suis resté 3 ans à l’hôpital ce qui a signé la fin de Jean Raymond pour moi.

Je me suis consacré ensuite aux questions du droit à la propriété intellectuelle, au copyright, à la médiation dans la filière mode. Je suis Président de la Compagnie Nationale des Experts, au service de la lutte contre la contrefaçon dans les domaines artistiques et industriels. La “marchandise pirate” est un terme que j’ai inventé, figurant à l’extension du premier règlement européen sur les marques pour nommer une contrefaçon.

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Avec son épouse dans les années 90.

Que pensez-vous du monde de la mode de nos jours ?

Je fréquente encore beaucoup d’écoles et de fédérations et ce que je trouve de vraiment différent par rapport à mon époque c’est le manque de praticité des élèves -et de leurs professeurs ! A mon époque, on disait qu’il fallait “faire sa route”. C’est-à-dire aller se frotter au terrain. Rencontrer ceux qui fabriquaient, qui possédaient le savoir, la connaissance. Partager, apprendre.

Il faut aller à la rencontre des fabricants de la filière, apprendre avec eux.

C’est ce que rappelait Ralph Toledano, président de La Fédération de la Haute Couture et de la Mode, lors d’une conférence ; il avait brandi son “savoir-faire-papier” (son diplôme) en expliquant qu’il n’avait d’importance que par sa formation sur le terrain. 

 

Propos recueillis par G.C

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Bonus

(*) Bonus : la famille Langman pendant la guerre

La famille Langman, des juifs polonais installés à Paris, déménage à Graçay dans le Cher en septembre 1939. Leurs trois enfants Dora (1934), Raymond (1936) et Lucien (1942) sont mis en nourrice par leur mère Chana. Jacques le père se fait arrêter à Paris, il s’échappe pour rejoindre sa famille. Il se fera de nouveau arrêter et interner à Drancy avant de s’échapper du train qui le conduisait en déportation. En 1943, la Gestapo retrouve Chana et ses trois enfants à Graçay, lui ordonne de faire ses valises et de les suivre. Elle prétexte un oubli et s’enfuit, seul moyen de sauver ses enfants, les Allemands ne souhaitant capturer que des familles entières… Chana sera recueillie par une voisine du village, madame Germaine Vigne et pourra retrouver ses enfants.

(**) Bonus : le Groupe des Cinq

Formé en 1956 par André Bardot, José Camps, Max Evzeline, Socrate et Gaston Waltener surnommé le groupe des Cinq ambitionne de créer une “Haute Couture pour Hommes”. Ils se distinguent de l’ancienne garde par leur audace, la présentation de leur collection chez Maxim’s puis à l’hôtel de Crillon, les nouvelles coupes, les doublures chamarrées. Usés par les railleries et l’essor du prêt-à-porter par Pierre Cardin le groupe s’éteindra à l’aube des années 70. Cette coupe à la française sera portée haut et fort de 1958 et 1967 par tout une génération de tailleurs qui emboîtent le pas des Cinq ; Urban, Gonzales, Rousseau, Cifonelli, Smalto et Jean Raymond entre autres.

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