Rencontre : Eric Pfrunder,

36 ans d’images pour Chanel 

Style de vie

15SEPT. 2020

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Rencontre : Eric Pfrunder

36 ans d’images pour Chanel 

15 SEPTEMBRE . 2020

Écrit par Guillaume Cadot

Photographies par Jérémy Garamond

C’est un homme de l’ombre qui respire pourtant le soleil de la Méditerranée, un Suisse Pied-noir autodidacte, amoureux de la vie et des gens, qui a façonné l’image moderne de la marque au célèbre tailleur en tweed. Discret, humble et passionné de photographie, il a œuvré depuis 1983 aux côtés de Karl Lagerfeld pour faire renaître la mode. Rencontre sans tabous avec Eric Pfrunder, le “monsieur image” chez Chanel depuis 36 ans.Eric-pfrunder-8

  

C’est bien simple : aucune interview n’existe de lui, sinon une courte vidéo publiée par Le Monde, dans laquelle il relate sa relation professionnelle avec Karl Lagerfeld et son travail pour Chanel. C’est tout. C’est donc un privilège que de rencontrer Eric Pfrunder chez lui en ce matin de juillet. Il nous attend dans un bel appartement traversant de la Rive Gauche où la lumière est omniprésente du lever au coucher du soleil. “J’aime la lumière, je viens d’un pays ensoleillé et son pouvoir sur la photographie est essentiel”. 

Eric Pfrunder nous reçoit simplement, en jean-t-shirt. Svelte et bronzé mais les traits tirés -il sort d’une opération chirurgicale. “J’ai une passion pour le corps médical, le personnel hospitalier. Là-bas, les infirmières sont devenues mes copines, toujours le sourire, elles te donnent la pêche. Alors je les soutiens à travers ma fondation “Sauver la vie” pour récolter des fonds !” L’oeil est plein de malice, l’accent méridional chante, on est loin de l’image quelquefois rigide et froide du monde du luxe dans lequel il virevolte pourtant depuis plus de trente ans.

Il suffit de lever la tête et de parcourir du regard les pièces de l’appartement pour découvrir un nombre considérable de photos, toutes originales, de natures mortes, de mannequins, d’artistes et autres portraits entreposés à même le sol, certains par lui, par Karl Lagerfeld ou signés de grands photographes. Notre regard s’arrête sur l’une d’entre d’elles et Eric commence son histoire. 

Il nous lance “ allez, venez voir mon cabinet du cul ! C’est l’endroit préféré de mes potes quand ils viennent à la maison. ”. Les murs des toilettes sont envahis de photos en noir et blanc shootées par lui ou des photographes célèbres, dévoilant de superbes postérieurs féminins. C’est qu’Eric aime “la géométrie du cul sous l’objectif”. On taira les noms de leurs propriétaires…

 

Un autodidacte passionné

C’est bien la passion qui anime cette homme de 72 ans, dont l’esprit en paraît trente. Celle de la photographie, du papier, des encres, du travail de tirage. 

Eric, c’est un curieux autodidacte qui ne s’est pas présenté le jour de son bac, quittant son Algérie natale pour se retrouver en pension à Saint-Chamond dans la Loire le temps d’une semaine. Il s’échappe à Paris retrouver son frère. La région stéphanoise, très peu pour lui…

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Après son service militaire, il se lance à son compte et développe un département événementiel dans l’entreprise de son frère pour travailler tout ce qui a trait à l’image. Il s’intéresse à la mode, convainc la styliste américaine Norma Kamali (le maillot de bain une pièce porté par Farrah Fawcett, c’est elle, le maillot string aussi), voulant toucher la presse française, de faire défiler ses mannequins dans l’usine de son frère. Ce dernier est aux anges, fidèle à sa réputation de playboy. “Bernard était un vrai coureur de jupons, un côté Rital. Moi à côté, j’étais un Suédois !” Après cette première percée dans le monde de la mode, Eric s’occupe de l’image de Guido Pasquali, d’Angelo Tarlazzi, Ungaro à la fin de années 70, puis, à partir de 1983, principalement de celle de Chanel.

 

L’aventure Chanel

Au début des années 1980, la mode chez Chanel n’a pas l’aura que nous lui connaissons aujourd’hui. Depuis 1976, l’activité de la marque est centrée sur les parfums et la beauté. La mode est une belle endormie. Chanel cherche un nouveau souffle créatif et souhaite créer un département publicité et communication au sein de son activité mode. C’est ce que le président de Chanel rapporte à Bernard Pfrunder sur un vol Paris-New York qui lui parle de son frère… Eric arrive ainsi la même année que Karl Lagerfeld chez Chanel.

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Avec Karlito, on avait carte blanche chez Chanel. Tout était possible, la famille Wertheimer nous faisait confiance”. C’est ainsi que pendant plus de trente ans, ce duo atypique a transformé l’image de la maison de la rue Cambon. “On n’apprend pas cela à l’école, souligne Eric, il faut se servir de ses yeux. C’est toujours ce que j’ai fait dans ma vie ! J’ai appris sur le tas en regardant et en écoutant les autres. Quand on entre dans une maison comme Chanel, il faut tout regarder et s’en imprégner, l’histoire est tellement immense. Karl et moi n’avons fait qu’interpréter ce qui était écrit…”  Avec une dose de talent, tout de même.

Eric Pfrunder a toujours le même petit bureau rue Cambon, les anciens appartements de l’écrivain Henry James. Pas d’ordinateur chez lui “c’est mon assistante qui a le mien et elle gère mon télétravail !” dit-il en rappelant que ce lieu est motivant, empreint de culture, lui qui répète qu’il est inculte mais que Karl Lagerfeld lui a beaucoup donné.

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« Avec Karl, j’ai vécu un mariage sans sexe » photographie courtoisie Eric Pfrunder

“Avec Karl, j’ai vécu un mariage sans sexe” – Eric Pfrunder

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Il se lève, part chercher quelque chose dans sa chambre : “ma vie chez Chanel tient sur quelques carnets, tout est là” dit-il en posant 4 carnets spiralés sur la table. Ils résument 36 ans de vie professionnelle. Tous les shootings et les événements sont répertoriés : date et lieu, équipe technique, maquilleurs, mannequins, etc. Des Polaroïds collés comme des moodboards illustrent les repérages de chaque shooting. “Tiens regarde, c’est Nicole Kidman jeune, pas encore retouchée !”. Rien n’est digitalisé, tout est sur papier. Il souhaite que cela puisse continuer à vivre après Karl, après lui aussi, au sein d’expositions comme celle qui tourne aujourd’hui au Kunstmuseum à Halle en Allemagne ; une exposition de photographies réalisées par Karl et lui autour de la mode et l’architecture.

 

Un « mariage sans sexe » avec Karl

A Eric Pfrunder, Karl Lagerfeld affirmait “vous êtes mon Vorarbeiter !”, autrement dit le chef de chantier de la maison Chanel… Il lui dessina ainsi une chemise à col officier pour accentuer son allure rigide (Eric se tient toujours très droit, le cou un peu raide). Une chemise portant le nom de Pfrunder réalisée par le chemisier anglais Hilditch & Key que Lagerfeld lui commandait par série de vingt chaque année. “Avec Karl j’ai vécu un mariage sans sexe. Il me tutoyait, je le vouvoyais.” répète Eric tout au long de cet entretien. “On n’avait pas forcément besoin de se parler, on se regardait, on se comprenait.”

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Quand on a la chance de côtoyer un créateur touche-à-tout comme Lagerfeld, les anecdotes sont nombreuses. Eric Pfrunder nous a fait rire et souvent ému à propos de sa relation complice avec cet homme énigmatique, cultivé et plus abordable qu’il n’y paraissait, auprès de qui il apprit aussi, entre autres, l’allemand. Il était drôle, adorait l’humour gras, jurait en allemand -“ce qu’il adorait faire”- et… s’endormait facilement. “Il s’endormait parfois en rendez-vous et personne ne voyait rien derrière ces lunettes noires. Mais moi je le savais ! je lui tirais son catogan discrètement pendant qu’on lui posait une question pour le réveiller, il répondait du tac au tac à son interlocuteur. Il était très fort.”  

Sa capacité de travail hors normes le plaçait au-dessus des autres. Pourtant, Eric Pfrunder l’affirme : “je n’ai jamais souffert de mon inculture face à un mec comme ça, il me donnait beaucoup. Il a toujours été là pour moi. Il m’a accompagné à la mort de mon frère et a soutenu financièrement mon association Sauvez la vie. ” Et de continuer sur une autre anecdote plus drôle comme pour mieux résumer ses 36 ans de Dolce Vita à croquer une vie passionnée et passionnante !

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Pharrell Williams, “Un mec brillant, ouvert, d’une grande culture” photographie courtoisie Eric Pfrunder

Eric rappelle l’intérêt et la curiosité de Karl Lagerfeld pour les nouvelles technologies et son empressement généreux à partager ses trouvailles. “Il avait acheté pour une fortune d’iPhones chez colette et les avait distribués à ses proches !”. Les nouveaux talents l’attiraient bien sûr, en témoigne sa rencontre avec Pharrell Williams qui a collaboré avec Chanel pour des accessoires et une collection capsule. “Un mec brillant, ouvert, d’une grande culture” raconte Eric en nous ouvrant un livre dédicacé par la star : “Thank you for your unwavering believe, trust and support. You have no idea how much you have changed my world”. Karl avait murmuré, inquiet, à Eric après avoir travaillé avec Pharrell “mais le jeune, il va finir par faire la prochaine collection Chanel !”… 

 

La photographie dans la peau

Sa passion pour la photographie et le papier est contagieuse. C’est ainsi qu’il a poussé dès 1987 Karl Lagerfeld à devenir photographe. “Il n’a jamais su faire de la photo” sourit Eric “mais il avait un oeil car il savait dessiner, même la lumière. Il dessinait tout le temps pour expliquer ce qu’il souhaitait comme photographie. Il savait ce qu’il voulait.” Et Karl Lagerfeld d’expliquer, à l’époque : “Je n’aurais jamais pensé en être capable, si mon ami Éric Pfrunder ne m’y avait pas littéralement un jour poussé, par nécessité, ayant besoin d’urgence de photos pour un dossier de presse. Aujourd’hui, la photo fait partie de ma vie. Elle clôt le cercle de mes préoccupations artistiques et professionnelles.”

Le duo fonctionne à merveille. Eric travaille les tirages, les papiers, fait appel aux le célèbre imprimeur allemand Gerhard Steidl (la haute couture de l’édition) pour l’édition et les publications événementielles de la maison Chanel, réalise tous les autoportraits de Lagerfeld, toujours avec la même équipe.

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Un shooting pour Chanel, dans l’oeil d’Eric…

“Ma vie ? Créer l’image” – Eric Pfrunder

Sa culture à lui, c’est l’image travaillée et couchée sur un beau support. Eric conserve une grande partie de ses trésors dans de grands tiroirs sous son lit. “Regardez, j’ai des tirages incroyables, des résino-pigmenti. On a réinterprété certaines scènes du film Autant en emporte le vent avec des gens de la mode comme Gianfranco Ferré, John Galliano, Manolo Blahnik, etc. en inversant les couleurs des personnages… C’est ça ma vie. Créer l’image.” Comme le jour où il s’est retrouvé à Rügen près de Hambourg. “La plus belle lumière du monde qui surgit à 17h” disait Karl Lagerfeld. Ils sont partis tous les deux là-bas attendre toute la journée l’heure dite pour faire une série de photos. Presque à la manière de deux peintres impressionnistes ou deux paysagistes romantiques comme Caspar David Friedrich.

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Eric reconnaît volontiers la chance qu’il a eue avec Karl Lagerfeld, celle de parcourir le monde pour leur travail et de rencontrer des endroits et des personnes extraordinaires. “Quand on partait pour un shooting Chanel quelque part, on continuait à faire des photos de tout ce qu’on voyait, même si cela n’avait rien à voir avec notre travail. Par passion, par envie de produire.” Comme le jour du shooting Fendi (ils ont toujours travaillé ensemble pour la maison romaine) : “on organise un shooting de collection à la mythique villa Malaparte à Capri. On fait 30 photos en deux jours. Karl est happé par le lieu et mitraille toutes les pièces de la villa et les paysages aux alentours. Il était comme un fou ! Et on a publié un livre de tout cela.”

Quand on l’interroge sur l’avenir de son travail et l’explosion du digital dans l’image, lui, l’amoureux du tirage argentique et du papier, fait volontiers preuve d’humilité : “en 1983, on était seulement 3 à la communication chez Chanel, aujourd’hui on est une vraie légion ! Je suis entouré de gens qui ont entre 26 et 35 ans avec des visions différentes de la mienne. Ils m’apprennent beaucoup de leur monde online, moi, j’apporte ma pierre à l’édifice avec le papier, et on échange. Je suis un agent de talents plus qu’un DA. Le monde nouveau arrive et devance le monde ancien, on redistribue aujourd’hui les cartes de la communication. Et on doit les faire se rencontrer.”

Il marque une pause, ajoute, comme pour nous montrer qu’il n’est pas à la traîne : “mais j’ai un contact Instagram ! Il est privé. Venez, je vous accepte et je vais vous suivre aussi. J’ai plein de photos de Karlito, vous prendrez ce que vous voulez pour votre interview.”

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Cette vie photographique, ils l’ont menée à deux sans contraintes, sans direction imposée, à l’instinct, laissant la créativité les envahir, sans se soucier des autres. “Le grand photographe Irving Penn souhaitait faire le portrait de Karl, explique Eric Pfrunder. Nous sommes justement à New York, au Mercer, et décidons donc de le rencontrer. Je suis très excité de découvrir l’artiste mais nous sommes reçus froidement par son assistante qui ressemble à une gouvernante pas commode. Elle refuse que j’accompagne Karl dans le studio du maître. je reste dans un salon en essayant à tout prix de voir le shooting. Je suis rappelé à l’ordre à chaque fois par le cerbère me lançant un “do you need something?”.

Un an plus tard, Karl Lagerfeld se rappelle tout à coup qu’il n’a jamais vu la photo produite ! Cela remonte aux oreilles d’Anna Wintour qui l’acquiert pour lui offrir. Karl la découvre aux côtés d’Eric. “Il vous a loupé, ce n’est pas vous ça !” lui dit ce dernier, et Karl d’acquiescer. Eric prend la photo et la déchire. Karl raconte cela au monde entier en s’esclaffant “Eric a déchiré une photo de Penn une fortune !”.

Eric Pfrunder est aujourd’hui l’héritier du patrimoine photo de Karl Lagerfeld, un ensemble colossal de photographies de dessins, né de sa boulimie de travail et dont la plupart des oeuvres restent inconnues de tous. On aurait pu encore rester des heures avec Eric, entourés de ses oeuvres. Mais au moment de se quitter, il part chercher quelque chose dans sa chambre ; “tenez, il n’en reste plus beaucoup de ceux-ci ! C’est le calendrier Pirelli qu’on a shooté avec Karl en 2011. On s’est bien marrés”. Le leitmotiv de sa vie. 

G.C

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