Exposition : l’érotisme de Georgia O’Keeffe,

Cette fleur n’est pas sexuelle

Art

19OCT. 2021

newsletter

Art

Exposition : l’érotisme de Georgia O’Keeffe

Cette fleur n’est pas sexuelle

19 OCTOBRE . 2021

Écrit par Yan Céh

Figure essentielle de l’art moderne américain, Georgia O’Keeffe est célébrée en cette fin d’année au Centre Pompidou, à Paris, avec une rétrospective la remettant au centre de l’attention. Au carrefour de l’histoire de la peinture, elle a su mêler avec élégance la figuration et l’abstraction dans de grandes toiles où la couleur, les couleurs, jouent un rôle essentiel. Et à travers ses représentations de fleurs, elle a également mis en avant de façon singulière un certain érotisme...

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-1

Stieglitz Alfred (1864-1946). Etats-Unis, Chicago, The Art Institute of Chicago. 1949.755.

Georgia O’Keeffe : à l’origine d’un art, la nature

Née le 15 novembre 1887 dans une ferme du Wisconsin, Georgia O’Keeffe fait très tôt l’expérience de la nature. De cette beauté originelle, elle est attirée rapidement par l’art et décide de suivre son instinct en étudiant dès 1905 à l’Art Institute de Chicago puis, à partir de 1907, rejoint la Grosse Pomme pour les classes de l’Art Students League of New York.

C’est là qu’en visitant la galerie 291, elle rencontre un photographe du nom d’Alfred Stieglitz qui est aussi le propriétaire de cet espace. Mais elle repart pour enseigner au Texas puis en Caroline du Sud. Elle continue néanmoins à créer, essentiellement par le dessin, explorant déjà l’abstraction en s’inspirant des principes philosophiques d’Arthur Wesley Dow. Ce n’est qu’en 1918, après une première exposition de ses œuvres dans la galerie de Stieglitz, qu’elle s’installe à New York et, encouragée par ce dernier, commence à travailler sérieusement sur son art. Les sentiments entre les deux artistes se développent et ils se marient en 1924.

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-7

Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe, 1918, Alfred Stieglitz Collection © National Gallery of Art, Washington

 

L’érotisme de la fleur

L’érotisme est déjà très présent dans les premières fleurs peintes par O’Keeffe, et sa série de peintures intitulées Red Canna en 1915 est assez rapidement perçue comme une représentation intime par de nombreux critiques qui y voient surtout celle du sexe féminin. Une évidence quand on observe les œuvres, mais aussi une lecture réductrice : c’est justement à travers les fleurs que l’artiste joue avec cette idée, et que l’analogie est intrinsèque à la flore observée et interprétée ensuite en peinture.

Le plus intéressant est la posture que prend alors O’Keeffe, qui, bien sûr, nie totalement cette vision de son travail, et formule des explications qui ont plus à voir avec une certaine innocence et une vision assez romantique du rapport aux fleurs. Ainsi, elle déclare, peut-être non sans malice :

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-2

Inside Red Canna, 1919 (huile sur toile) by O’Keeffe, Georgia (1887-1986); Private Collection; Photo © Christie’s Images; American, in copyright.

 

« J’ai décidé que si je pouvais peindre cette fleur à grande échelle, vous ne pourriez pas ignorer sa beauté. »

 

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-4

Series I White & Blue Flower Shapes, 1919. Huile sur panneau, Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe. Don de la Georgia O’Keeffe Foundation Photo © Tim Nighswander/Imaging4Art © Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris, 2021

La fameuse critique d’art Linda Nochlin analyse elle aussi le tableau Black Iris III, quelque années plus tard (1926), sous l’angle d’une métaphore morphologique des parties génitales féminines, ce qu’une nouvelle fois l’artiste refuse. Mais lors de l’exposition les présentant l’année suivante, à la galerie -dont le nom résonne manifestement avec ironie- Intimate Gallery, le critique et historien Lewis Mumford écrit : « Hier, il y avait donc le vernissage d’une nouvelle exposition de Georgia O’Keeffe… L’exposition est forte: Une longue et bruyante explosion de sexe, sexe des jeunes années, sexe de l’adolescence, puis le sexe dans sa maturité, le sexe aussi démonstratif que dans ‘Dix Nuits dans un Bordel’ (« Ten Nights in a Whorehouse », livre à scandale publié à l’époque, ndlr) et le sexe aussi pur que les vigiles des Vierges vestales, le sexe bourgeonnant, le sexe tumescent, le sexe se dégonflant… Après cette description, n’allez pas voir l’exposition : inévitablement vous serez un peu déçu. Car il n’y a peut-être que la moitié du sexe sur les murs : le reste, c’est probablement ce que j’ai ressenti, moi. »

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-5

Vue de l’exposition Georgia O’Keeffe © Audrey Laurans pour le Centre Pompidou, Paris.

C’est effectivement comme le déclarait Marcel Duchamp, « les regardeurs qui font le tableau ». Et face aux toiles de Georgia O’Keeffe, comme devant n’importe quel tableau, c’est aussi ce que nous y mettons, de la vision que nous nous faisons des choses, l’appréhension, mais aussi et surtout la culture qui nous construit, qui nous anime et nous pousse à voir ce qui parfois n’est pas là, où seulement là parce que nous voulons que cette chose y soit. Quoiqu’il en soit, en observant les fleurs d’O’Keeffe, il serait étrange qu’aucune idée d’ordre sexuelle ne traverse nos esprits.

Et d’ailleurs, c’est là toute la beauté et l’étrangeté de la nature. Les fleurs sont ainsi faites qu’elles renvoient explicitement et sereinement à la fois aux petites et grandes lèvres qui font la beauté vaginale sinon virginale du sexe féminin. C’est dans cette acceptation-là, de la nature comme forme empirique et absolue du monde que Georgia O’Keeffe refuse qu’il y ait réduction au verbe, aux mots, à la recherche de quelque chose qui dépasse ces mots, que l’on ne peut dire ou décrire. Elle écrit à ce sujet: « J’ai trouvé que je pouvais dire des choses avec la couleur et les formes que je ne pourrais pas dire autrement – choses pour lesquels je n’ai pas de mots. » C’est aussi pour cette raison qu’elle peint, en somme.

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-6

Vue de l’exposition Georgia O’Keeffe © Audrey Laurans pour le Centre Pompidou, Paris.

Dans un entretien, l’artiste expliquait que, si elle avait pu chanter avec talent, elle aurait sans doute choisi cet art comme moyen d’expression, forme spirituelle pour elle la plus pure et totalement immatérielle. Le chant comme abstraction totale, où la sexualité comme autant d’autres choses peuvent prendre place, sans être définies comme telles. Par la peinture, elle chante également la beauté de ce qu’elle transcende, des fleurs comme des os ou d’autres sujets venant de ce qui l’entoure.

 

 

L’érotisme de la vie comme source d’inspiration ? 

L’érotisme, toutefois, n’est pas présent sans raison dans l’art de Georgie O’Keeffe et ne réside pas seulement dans ses toiles : pour Alfred Stieglitz, de vingt-quatre ans son aîné, elle devient plus qu’un sujet, une obsession. Plus de quatre cent portraits de l’artiste en témoignent ! Elle pose devant l’objectif en se dénudant pour des séries où l’on ressent tout le désir du photographe pour son épouse, amour, muse et modèle. C’est toute leur histoire d’amour qui se reflète dans les images créées. Ne pourrait-on pas affirmer que ce désir fait véritablement partie de la matrice de l’art de chacun ?

Après ses années passées à New York, O’Keeffe s’installe en 1929 au Nouveau Mexique où demeure jusqu’à la fin de sa longue vie, puisqu’elle décède à l’âge canonique de 98 ans.

erotisme-georgia-o-keeffe-les-hardis-3

Ram’s Head, White Hollyhock-Hills (New Mexico), 1935 Huile sur toile, Brooklyn Museum. Bequest of Edith and Milton Lowenthal © Georgia O’Keeffe Museum / Adagp, Paris 2021

Dès lors, les sujets de ses toiles se diversifient et incluent des ossements trouvés dans le désert comme les crânes de buffles ou de vaches… Au début des années soixante-dix elle est internationalement célébrée et sa reconnaissance dépasse largement le milieu de l’art. Elle continue à peindre des aquarelles mais à partir de 1972 elle devient progressivement aveugle et ne peut plus peindre.

Son autobiographie, publiée en 1976 est un grand succès. Les féministes de cette époque mettent en avant l’œuvre de Georgia O’Keeffe qu’elles considèrent comme participant à leur combat, en prenant en compte le côté sexuel des représentations florales de l’artiste, mais, comme à son habitude, l’artiste refuse cette interprétation et l’invitation à rejoindre le camp de l’art féministe. Georgia O’Keeffe dit détester être considérée comme une « femme artiste », et se considère avant tout simplement comme une artiste, évacuant la question du genre. Elle aura, en revanche, souvent écrit sur sa pratique de l’art et le rapport qu’elle entretient à son genre. On lui laisse le mot de la fin : « selon moi, il y a quelque chose d’inexploré concernant la femme, que seule une femme peut explorer ».

Y.C


Exposition Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou,
Place Georges-Pompidou,
Paris IV
Jusqu’au 6 décembre 2021

Image à la une : Black Hills with Cedar, 1941-1942

Nostalgique ? Retrouvez tous nos articles consacrés aux expositions du Centre Pompidou et découvrez le travail d’artistes comme Christo et Jeanne-Claude, Francis Bacon, César, David Hockney, René Magritte ou encore l’UAM par ici !

Ajouter à mes favoris Supprimer de mes favoris
Rien ne se perd : nos recettes de coing

Rien ne se perd : nos recettes de coing

Ajouter à mes favoris Supprimer de mes favoris
Bistrots : Classique

Bistrots : Classique